Vingt-deux ans après les guerres d’ex-Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine reste partagée en trois ethnies : les Serbes en Republika Srpska, les Bosniaques et les Croates en Fédération de Bosnie-Herzégovine. À Mostar, Sarajevo et Tuzla, les jeunes ont grandi avec ces clivages mais la plupart d’entre eux n’aspirent maintenant qu’à une chose : les dépasser.
Miran Maktovic a 22 ans. Chaque été, il délaisse la Suède pour revenir à Mostar, dans le sud de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Ses parents ont fui la ville alors qu’il n’avait que quelques mois. De cette guerre (1992-1995) est sorti un pays profondément divisé entre la Republika Srpska à majorité serbe et la Fédération de Bosnie-Herzégovine où cohabitent une majorité de musulmans, de croates et une minorité serbe. Les parents de Miran ont préféré s’installer dans le nord de l’Europe. Et y rester. « Mes parents ne m’ont rien raconté du conflit, ils ne voulaient pas que je grandisse avec de la haine », confie-t-il, en sirotant un Coca-Cola.
Miran raconte volontiers son histoire, assis à la terrasse d’un kebab du boulevard Alekse Šantića à Mostar, sur l’ancienne ligne de front. Vingt-quatre ans plus tôt, l’armée croate y faisait face à l’armée de la République de Bosnie-Herzégovine. Des vieux immeubles tagués de graffitis colorés bordent la rue. Trottoir de droite, c’est le côté croate. Trottoir de gauche, c’est le côté bosniaque. Jusqu’en 2014, l’ancienne ligne de front a délimité administrativement la majorité de Croates et chrétiens à l’ouest, de la majorité bosniaque et musulmane à l’est. Des deux côtés, une minorité serbe existe. Comment la jeunesse bosnienne a-t-elle appris à vivre en dépassant ces divisions ?
À lui seul, Miran Maktovic représente la diversité de cette société. Sa mère est musulmane, son père est chrétien orthodoxe. Enfant, il jouait au football l’été avec ses voisins musulmans, près de la Neretva. Lorsqu’il revient l’année de ses 14 ans, il sent que quelque chose a changé entre eux. « Les relations entre les ethnies sont encore compliquées, mais c’est mieux qu’avant. De mon point de vue, les chrétiens restent avec les chrétiens et les musulmans avec les musulmans », admet Miran. Lui n’a pas ce problème. Il a grandi avec deux religions au sein de son foyer. « Je suis multiculturel. Quand je reviens à Mostar, je vais des deux côtés du pont, mais les gens ne se mélangent pas tellement. »
Quelques détails dans le paysage illustrent ces clivages. À l’est de la Neretva, autour de la vieille ville, les habitations sont plus étroites, héritage de l’Empire ottoman. A l’Ouest, ce sont plutôt de grandes avenues au style architectural austro-hongrois. De chaque côté, on a voulu marquer son territoire. Du haut de ses 105 mètres, le clocher carré de l’église franciscaine de la ville dépasse volontairement tous les minarets. En face, les haut-parleurs des mosquées sont dirigés vers l’ouest de Mostar.
Le centre Abrašević, zone libre à Mostar
A quelques encablures de là, au 25 boulevard Alekse Šantića, la ligne de front traversait la cour du centre culturel Abrašević, détruit pendant la guerre. Au fond, un bâtiment occupé par l’armée croate tombe en ruine. Ce lieu alternatif est fréquenté par une jeunesse multiculturelle et progressiste.
« Lorsque on a rouvert le centre en 2006, nos partenaires internationaux nous ont demandé ce qu’on allait faire pour aider à la réconciliation auprès des jeunes », raconte Vladimir Ćorić, le directeur du centre. « Notre réponse les a surpris car nous ne voulions pas créer un lieu pour “réconcilier” les jeunes. C’est grâce à l’art que les jeunes viennent ici, et si besoin de réconciliation il y a, ils se réconcilieront. » Pour Vladimir, l’important aujourd’hui n’est plus de faire attention au nombre de Serbes, de Croates ou de Bosniaques qui viennent au centre. « Ce qui est important, c’est d’attirer des jeunes créatifs et ouverts d’esprit», s’exclame-t-il, avant de nous faire visiter l’endroit.
Vladimir Čorić, Mostar, Bosnie-Hérzegovine
Dans cette ville coupée en deux, Vladimir sent malgré tout que les choses ont progressé ces dernières années : « Les jeunes ont commencé à traverser l’autre côté de la ville. Ils se rencontrent, discutent. Pourquoi devriez-vous traîner avec quelqu’un juste parce qu’il est croate ? Peut-être aurez-vous besoin d’une nouvelle recrue dans votre bande, et le rejetteriez-vous parce qu’il est musulman ? », ironise-t-il. Pour le directeur d’Abrašević, les divisions sont plus à considérer d’un point de vue institutionnel. « Mostar n’est pas une ville comme Belfast ou Nicosie [villes divisées par un mur, ndlr]. Certaines minorités continuent à vivre comme si la ville était divisée mais la majorité essaye de se connecter par l’économie, la culture, les loisirs », conclut-il.
Des frontières imaginaires à Sarajevo
À Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, l’est et l’ouest de la ville sont séparés par une frontière administrative. D’un côté, la Fédération de Bosnie-Herzégovine, de l’autre la République Serbe de Bosnie (ou Republika Srpska). Bosniaques, Serbes mais aussi Croates cohabitent sur un seul et même territoire. Une répartition démographique, composée à 77,4% de musulmans (recensement de 2013), qui a créé des divisions au sein des ethnies. Elles peinent encore à s’effacer notamment chez l’ancienne génération, pour qui il est difficile d’oublier ces quatre interminables années de guerre. Mais pour la nouvelle génération, celle ayant grandi après le siège de Sarajevo, les préjugés s’estompent peu à peu.
Du côté est de la ville de Sarajevo (Istočno Sarajevo), en République Serbe de Bosnie (Republika Sprska), la capitale change de décor. Si le centre-ville de Sarajevo donne l’impression d’une mégalopole dynamique, tout semble figé dans le temps dans ce quartier serbe. Entre les vieux immeubles délabrés encore marqués par les impacts de balles, les bâtiments abandonnés et les grands espaces vides… Sarajevo apparaît comme fracturé. Pourtant, les étudiants rencontrés de part et d’autre de la ville semblent aller au-delà de ces frontières communautaires. Pour eux, elles ne sont qu’imaginaires.
Nemanja, étudiant en économie de 21 ans, habite depuis toujours à Lukavica, à l’est de Sarajevo. Même s’il se rend très régulièrement dans le centre de la capitale pour rendre visite à sa petite amie, le jeune Bosnien reste attaché à son quartier, où il se sent bien. Pour lui, l’idée d’une séparation entre les deux côtés de la ville n’existe pas vraiment. « Mis à part les langues, les religions et l’enseignement de l’histoire, il n’y a pas de différence selon que tu habites ici ou dans le centre. On vit tous ensemble », assure-t-il. « Les disparités se ressentent plus au niveau des institutions. Contrairement à Sarajevo ouest, il est beaucoup plus facile d’obtenir son diplôme ici, les examens sont moins compliqués et les professeurs plus indulgents. De l’autre côté de la ville, l’université fonctionne encore selon un vieux système, plus traditionnel. »
À Tuzla, la culture contre la haine
À 2h30 de voiture, plus au nord, Tuzla est la troisième agglomération du pays, après Sarajevo et Banja Luka. Dans cette ville, considérée comme moins nationaliste que d’autres villes bosniennes, les jeunes habitants revendiquent leur diversité. Amila, 19 ans, fait partie de l’association « Tuzla Youth Theater », une troupe de jeunes comédiens originaires de Tuzla. Pour elle, « Tuzla est l’une des villes les plus multiculturelles de Bosnie-Herzégovine, ce qui en fait non pas une ville divisée mais au contraire plus unie, particulièrement chez les jeunes. Nous n’avons pas de problèmes avec les gens concernant leurs ethnies ou leurs religions ». Pourtant, la jeune femme est bien consciente de la réalité de son pays. « Dans les campagnes et dans les plus petites villes de Bosnie-Herzégovine, la haine et les discriminations envers les communautés sont beaucoup plus répandues », regrette-t-elle. Pour Amila, les nationalistes n’ont aucun mal à se faire entendre dans certains cantons reculés : « Ces nationalistes radicaux ont un impact sur les jeunes. Dans les petites communautés, celui qui parle le plus fort sera celui que les gens suivront et non pas celui qui sera le plus intelligent ».
La tolérance est un des principaux sujets de réflexion dans cette petite troupe de théâtre. À 16 ans seulement, Faris, comédien amateur et membre de l’association, tient un discours lucide sur les divisions communautaires qui touchent son pays : « Beaucoup de personnes de l’ancienne génération ne savent toujours pas comment vivre dans un pays où trois religions coexistent. Pour nous, les jeunes, ce n’est pas un problème. Je pense qu’il y a encore de l’espoir». Dernièrement, les apprentis comédiens ont adapté la version anglaise de Roméo et Juliette. Dans Romeo I Julija, ce n’est plus une Capulet qui vit une histoire d’amour impossible avec un Montaigu mais une femme musulmane qui s’éprend d’un catholique. Ils ont également joué La détresse l’a obligé à (Nudza Natjerala). La pièce aborde le sujet de l’après-guerre et des discriminations entre communautés et religions. Faris, Ajla et Luka nous expliquent comment l’art peut aider à combattre ces préjugés.
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La jeunesse bosnienne mise tout sur l’avenir. Loin des fantômes de la guerre et des clivages ethniques. À l’image des lycéens de Jajce, entre Banja Luka et Sarajevo, qui ont mené une bataille contre l’institution scolaire, l’année dernière. Séparés entre communautés, musulmans et bosniaques ne voulaient plus de ce système de « deux écoles sous le même toit ». Leur campagne de contestations a porté ses fruits puisque le gouvernement du canton a décidé de les réunir. Un exemple pour toutes les autres écoles du pays encore divisées, qui se heurtent aux murs de la ségrégation.
Léa Le Breton et Marion Adrast (texte et photos), Orane Benoît et Mathilde Fiet (vidéo)
Le projet « À longs thermes » est né d’une collaboration entre le Pôle universitaire de Vichy et le collectif international de journalistes indépendants We Report, autour de la liberté de la presse en France et dans les Balkans. En août 2017, huit étudiants de Vichy, issus des licences professionnelles de journalisme et TAIS (Techniques et activités de l’image et du son), sont partis en Bosnie-Herzégovine, encadrés par trois journalistes du collectif We Report, l’anthropologue Aline Cateux et l’association Sur les pas d’Albert Londres. Pendant quinze jours, ils ont réalisé des articles multimédia sur la liberté de la presse et la jeunesse dans les Balkans. Leurs reportages ont été croqués par le carnettiste Emdé, dont les dessins sont exposés au Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand à l’automne 2017. |