En Bosnie-Herzégovine, les médias indépendants sous assistance respiratoire

Les médias indépendants se font rares en Bosnie-Herzégovine. Leur avenir dépend en partie des financements étrangers. De Sarajevo à Mostar, le paysage médiatique reste réduit à une presse sous contrôle des pouvoirs politique et économique.

« Si j’avais voulu travailler dans les médias, j’aurais dû devenir membre d’un parti politique ». Ce sont les mots de Jasmina. À Živinice, dans son bureau au cœur de la campagne bosnienne, cette ancienne étudiante en journalisme à la faculté de Tuzla tire un bilan sévère sur la presse de son pays. Sur la formation et sur la profession de journaliste en Bosnie-Herzégovine. Aujourd’hui, cette femme chaleureuse et souriante de 27 ans a changé de voie. Devant ses nouvelles responsabilités, elle semble épanouie. Elle travaille pour un centre rural de formation, où elle y est animatrice.

Discrète, elle n’en est pas moins grinçante lorsqu’elle aborde le rapport des citoyens à l’indépendance de la presse : « En Bosnie-Herzégovine, les gens voient cette appartenance des journalistes à un parti politique non pas comme un problème mais comme une normalité ». L’ancienne étudiante n’a jamais souhaité se soumettre au pouvoir en place. Pour elle, le conflit d’intérêts est évident. Jasmina souhaite travailler pour une presse libre, pour un média indépendant. Son avenir étant encore incertain au sein du centre rural, elle confie, au volant de sa voiture, qu’elle n’exclut pas de retenter sa chance un jour dans le journalisme. Mais elle ne reviendra qu’à la condition d’être indépendante de la politique. En Bosnie-Herzégovine, les journalistes sont encore peu nombreux à pouvoir s’affranchir du pouvoir.

Les Américains, mécènes de l’investigation

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Mirsad Behram, journaliste à Mostar, Bosnie-Herzégovine, 2017.

Les Etats-Unis, la Suède, la Grande-Bretagne, la Suisse… De nombreux Etats étrangers apportent un soutien financier à des médias basés en Bosnie-Herzégovine. Mirsad Behram est journaliste à Mostar. Dans cette capitale de la région d’Herzégovine, il travaille pour Radio Free Europe, un média privé financé par le Congrès américain. Fusion de Voice of America et de l’ancienne Radio Free Europe, cette radio venue de l’Occident veut promouvoir des principes démocratiques dans chacun des territoires où elle est implantée, et notamment dans la région des Balkans. Parmi ses cinq priorités, la radio souhaite être un modèle pour les médias locaux en prônant l’exigence journalistique et l’indépendance.

À Zalik, dans un quartier de Mostar où quelques traces de la guerre sont encore visibles, Mirsad Behram raconte son parcours dans un café moderne qui tranche avec la vétusté des bâtiments aux alentours. À Mostar, il a connu la guerre. Il y a perdu son père. « Alors que la partie est de la ville est assiégée, un journaliste d’une radio locale m’a appelé pour que je traduise les nouvelles en anglais. Il fallait un traducteur pour informer les gens de ce qu’il se passait », résume-t-il. Mis dans le grand bain pendant la guerre, le journaliste illustre ses débuts radio à Mostar par un dicton : « Quand on te jette à l’eau de force, nage ».

En 1994, pendant la guerre, il part pour se former au journalisme à Prague, puis à Londres. Loin de la tourmente que vit le pays, il revient en Bosnie-Herzégovine avec une vision du monde plus libérale. L’enseignement d’un journalisme critique reçu en Angleterre contraste avec l’emprise du pouvoir politique sur les médias locaux à Mostar. Il travaille plusieurs années pour TV Mostar. En 2011, il est licencié et se retrouve sans emploi. Dégoûté du système médiatique local, Mirsad décide de rester à Mostar mais souhaite travailler uniquement pour des médias « professionnels » comme il aime les appeler. Associated Press, WDR et Radio Free Europe s’attacheront ses services. Tous, des médias occidentaux.

Leila Bičakčić est directrice du CIN, une agence de presse indépendante fondée en 2004 basée à Sarajevo, et tournée vers l’investigation. Un terrain plus propice au développement des médias indépendants, en raison des organisations internationales présentes dans la capitale. Onze journalistes travaillent pour ce centre financé par les ambassades de Suède, Suisse et Grande-Bretagne. Dans la capitale bosnienne, elle explique l’importance des financements étrangers pour enquêter de manière indépendante.

L’arrivée d’un nouvel acteur : le Qatar

Aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine, une grande partie des médias avec une réelle liberté d’expression est financée par des étrangers. Cette arrivée sur le sol bosnien a commencé pendant la période yougoslave, mais a vraiment émergé pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine, dès janvier 1992, au moment où, déjà, les tensions se font pressantes. « Les médias avaient été utilisés par les nationalistes pour répandre la terreur et attiser les flammes de la guerre dans l’ex-Yougoslavie », relève l’Unesco dans un rapport de 2012.

L’intervention occidentale par le biais d’ONG et d’organisations internationales a une priorité : préserver la sécurité de chacun des citoyens en diffusant des « émissions de paix ». Cet investissement des occidentaux et l’apport d’une vision libérale continuent après la guerre. A partir des années 2000, on assiste à la création de l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), fondé en 2006, et du BIRN (Balkan Investigative Reporting Network), créé en 2005, deux médias indépendants financés par des ambassades occidentales et des fondations, souvent américaines. « Pour Radio Free Europe, j’ai peu de comptes à rendre », jure Mirsad Behram avec détachement. « Je n’ai pas non plus à me préoccuper des pressions politiques ou communautaires exercées à Mostar. »

Mais en Bosnie-Herzégovine, personne ne sait combien de temps dureront ces investissements étrangers. « Moi, j’ai la chance de ne pas travailler pour les médias locaux, mais le jour où les financements vont s’arrêter, c’est sûr que mon existence en tant que journaliste sera en danger », avoue Mirsad Behram.

Sur le terrain médiatique, une bataille d’influence se joue aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine. D’un côté, les médias bosniens soutenus par les Occidentaux depuis la guerre; de l’autre l’apparition d’un nouvel acteur, financé par le Qatar. En effet, les Etats arabes du Golfe réalisent ces dernières années de nombreux investissements à Sarajevo et en Bosnie-Herzégovine. Les médias sont l’une des composantes de ce développement. En 2011, le Qatar a ainsi basé l’antenne de sa nouvelle chaîne Al Jazeera Balkans, à Sarajevo.

Mais l’apport d’un journalisme étranger plus professionnel et indépendant n’a pas l’air d’inquiéter certains journalistes bosniens historiques. « Vous ne pouvez pas avoir des médias démocratiques dans une société non-démocratique », estime Mirsad Behram, à Mostar. Il poursuit avec autant de grogne. « Ici, le problème, ce ne sont pas les journalistes, mais l’environnement dans lequel ils travaillent. »

« Vous ne pouvez pas avoir des médias démocratiques dans une société non-démocratique »

 Malgré un cadre légal très libéral en matière de liberté des médias, la mise en œuvre des lois est freinée. Selon Reporters sans frontières (RSF), les journalistes en Bosnie-Herzégovine font souvent l’objet de menaces ou de pressions politiques. Une situation aggravée par le fait que les médias pro-gouvernementaux continuent de bénéficier de subventions directes et indirectes de l’État.

De plus, la majorité des médias bosniens sont détenus par des hommes politiques ou des industriels, qui compromettent l’indépendance des médias. Comme le quotidien Dnevni Avaz, le plus gros tirage du pays. Il est détenu par Fahrudin Radončić, député et ancien ministre de la Sécurité. Dnevni list, un autre quotidien national basé à Mostar, s’adresse lui principalement aux Croates de Bosnie-Herzégovine. Les principales personnes à la tête du journal et les annonceurs sont croates. S’adresser à une seule communauté n’est pas un problème en soi mais comment orientent-ils les articles sur les habitants bosniaques et musulmans de Mostar ? Que décident-ils de cacher sur la communauté croate ? Pour ce qui est du financement aussi, la transparence est limitée. Mirsad Behram explique un phénomène bosnien, particulièrement présent dans les médias : « Vous n’allez peut-être pas me croire, mais nous n’avons jamais sû qui finançait le média pour lequel je travaillais auparavant », explique l’ancien journaliste de TV Mostar. « Si demain vous allez à l’agence de régulation des médias, personne ne pourra vous renseigner sur ces financements ».

Pourtant, il existe encore des médias indépendants du pouvoir politique en Bosnie-Herzégovine. À l’image de l’hebdomadaire Dani, né en 1992 à Sarajevo. Indépendant de tous pouvoirs jusqu’en 2011, il a dû être racheté par le quotidien Oslobođenje pour des raisons économiques, tout en gardant une qualité éditoriale.

Profession : « porte-micro »

L’éducation des jeunes en Bosnie-Herzégovine est particulièrement critiquée par les journalistes. « La formation des journalistes est mauvaise », affirme Leila Bičakčić. « Le niveau de mes étudiants est un niveau de collège », déplore Amer Osmić, professeur à la faculté de Sciences politiques de Sarajevo et co-auteur de Youth study in Bosnia and Herzegovina. Mirsad Behram, lui, est révolté quand il parle de cette nouvelle génération : « En tant que citoyen, je pose une question. À votre avis, pourquoi les programmes sont aussi mauvais ? C’est quoi le but final de cette pédagogie ? Que la faculté sorte des journalistes ou seulement des porte-micros ? »

Mirsad Behram raconte l’histoire d’une jeune journaliste qui effectuait un sujet sur l’Assemblée cantonale en Herzégovine. Au moment de monter son sujet et d’enregistrer sa voix off, la jeune femme explique que les ministres du canton ont pris différentes décisions. Problème : il n’y a pas de ministres dans l’Assemblée du canton. « Elle ne connait juste pas son propre système politique », déplore Mirsad Behram. Entre des salaires excessivement bas, parfois proches des 150 euros par mois pour les débutants et une formation faible, l’indépendance des médias est menacée. « Quand on a des jeunes peu ou mal éduqués, on peut les manipuler plus facilement », conclut Mirsad Behram.

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Igor Božović, Mostar, Bosnie-Herzégovine, 2017

Igor Božović est journaliste à Mostar. Il travaille pour le média public, Radio Télévision de Bosnie-Herzégovine (BHRT), et écrit des éditoriaux pour le journal Bljesak. Le reporter est l’exemple même du journaliste bosnien pris entre deux feux. D’un côté, la volonté de faire correctement son métier et de l’autre, l’obligation de subir les pressions politiques et communautaires pour survivre. Igor connaît les menaces. À plusieurs reprises, il a dû y faire face : « J’ai été menacé directement suite à un article publié sur l’Eglise catholique. On a menacé de violer ma femme et de mettre la vidéo sur Youtube en public ».

Même au sein d’un média public, il avoue se poser des questions tous les jours: « Je suis confronté à l’autocensure tous les jours ». Pour l’illustrer, Igor Božović donne un exemple concret : « Au collège de Mostar cette année, il n’y a plus assez d’enfants croates pour intégrer le programme croate. Ça signifie qu’à l’automne, des classes vont fermer, des profs vont être licenciés. De l’autre côté, à Stolac, c’est le même problème pour les écoles primaires où cette-fois ci, il n’y a plus assez d’enfants musulmans. Le choix qui s’offre à moi, c’est de traiter les deux sujets différemment, mais j’en fais une question ethnique. Sinon, je traite cette question sans dissocier les ethnies, mais du coup, quelque part, je dissous mon sujet et j’en fais quelque chose de moins précis, de moins pointu et de moins intéressant à lire. C’est mon dilemme tous les jours ».

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Denis, Mostar, Bosnie-Herzegovine, 2017 emdé © 2017.

Pour Leila Bičakčić, directrice du CIN, la censure apparaît « subtile » en Bosnie-Herzégovine. « Souvent, ça passe par l’argent », explique Leila Bičakčić. « Par exemple, si tu n’écoutes pas, on te coupe ton budget marketing. » Igor Božović ne parle pas de censure mais donne des exemples qui découragent les journalistes à travailler en profondeur sur un sujet : « BHRT est en très grande difficulté financière. Ça fait six mois qu’ils ne payent plus la location des bureaux à Mostar. Les journalistes n’ont plus de couverture santé depuis un an. On manque de moyens pour le travail quotidien. Par exemple, l’essence est limitée pour les déplacements ».

Denis, un ami du journaliste Mirsad Behram rencontré dans un café à Mostar, a, lui, quitté le journalisme. En Bosnie-Herzégovine, pendant dix ans, Denis n’a jamais été déclaré. Pas de sécurité sociale ni de retraite. Les traces de son passage à TV Mostar sont invisibles. Depuis, Denis a quitté le pays. Loin du journalisme. Il est aujourd’hui cameraman en Allemagne et filme des spots commerciaux. « Je suis vraiment content de ne plus être journaliste », nous confie-t-il, avec un sourire amusé. « Je me sens beaucoup mieux et j’ai récupéré mes nerfs. »

Rémi Simonet (texte et photo), Jodie Ferret et Alice Huard (vidéos)

 

Le projet « À longs thermes » est né d’une collaboration entre le Pôle universitaire de Vichy et le collectif international de journalistes indépendants We Report, autour de la liberté de la presse en France et dans les Balkans.

En août 2017, huit étudiants de Vichy, issus des licences professionnelles de journalisme et TAIS (Techniques et activités de l’image et du son), sont partis en Bosnie-Herzégovine, encadrés par trois journalistes du collectif We Report, l’anthropologue Aline Cateux et l’association Sur les pas d’Albert Londres.

Pendant quinze jours, ils ont réalisé des articles multimédia sur la liberté de la presse et la jeunesse dans les Balkans. Leurs reportages ont été croqués par le carnettiste Emdé, dont les dessins sont exposés au Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand à l’automne 2017.