La liberté de la presse reste très fragile en Bosnie-Herzégovine. Les journalistes sont victimes de censure ou poussés à l’autocensure. Les principaux médias restent aux mains d’hommes politiques et d’industriels, compromettant l’indépendance des journalistes.
« Je ne me sens pas du tout libre dans mon pays. Les médias et la presse sont aux mains des politiques, des gouvernements et de la mafia. Ici, nous avons une citation qui dit que chaque Etat a sa mafia, mais en Bosnie-Herzégovine, c’est la mafia qui a son propre Etat. » Lors de notre premier échange, le journaliste menacé était sceptique à l’idée de parler de son histoire. Finalement, c’est par la messagerie cryptée Telegram que nous avons pu échanger pour ne pas le mettre plus en danger. Après des révélations récentes dans un article, critiquant ouvertement le gouvernement sur ses actions, le journaliste s’est vu menacé. Il a souhaité revenir, anonymement, sur la pression et l’intimidation qu’il subit quotidiennement.
« Depuis vingt-cinq ans, nous écoutons les mêmes mensonges, ils nous prennent pour des animaux… Il était temps de dire ‘’non’’ », s’indigne le journaliste par message interposé. Déplacé vers un autre secteur de l’agence, il est désormais surveillé par ses responsables pour éviter de nouvelles révélations dérangeantes. « Je n’ai pas perdu mon travail grâce à Dieu, parce que je n’ai rien rompu de mon contrat. Mais je me sens menacé. Tout le monde me dit que je suis très courageux. J’espère que tout ira bien et je prie Dieu… »
L’histoire de ce journaliste est loin d’être un cas isolé en Bosnie-Herzégovine. En effet, le pays est classé 65e en 2017 par Reporters sans frontières (RSF), dans son classement mondial sur la liberté de la presse. « Le pays dispose du cadre légal le plus libéral du monde en matière de liberté des médias, mais la mise en œuvre des lois est freinée par un système judiciaire saturé », estime RSF. L’ONG française ajoute : « La diffamation a été décriminalisée en 2003, mais les poursuites au civil restent possibles. Les journalistes font souvent l’objet de menaces ou de pressions politiques. Une situation aggravée par le fait que les médias pro-gouvernementaux continuent de bénéficier de subventions directes et indirectes de l’Etat ».
« Il n’y a jamais vraiment eu de démocratie dans ce pays »
Décontracté et spontané, Denis Džidić nous reçoit dans son modeste bureau de Sarajevo. Âgé de 33 ans, il est le rédacteur en chef en Bosnie-Herzégovine du Balkan Investigative Reporting Network (BIRN), un réseau de journalistes d’investigation dans les Balkans. Rapidement, il nous explique le rôle du BIRN en Bosnie-Herzégovine. L’organisation se veut un réseau de journalistes et d’ONG qui favorise la liberté d’expression, les droits de l’Homme et la démocratie.
Créé en 2003, huit ans après la fin de la guerre, le BIRN compte aujourd’hui 30 salariés dans tout le pays, dont 15 basés à Sarajevo. Le fonctionnement du centre d’investigation s’articule autour de la vente des enquêtes des journalistes. Le BIRN propose également une plateforme radio et une émission de télévision. Leur travail est tourné vers l’investigation, la corruption, le terrorisme ainsi que le crime organisé.
Ce réseau d’investigation a les moyens d’être indépendant grâce aux aides de fondations et d’ambassades occidentales, notamment les États-Unis. Les journalistes se censurent davantage lorsqu’ils dépendent financièrement du gouvernement, nous explique Denis Džidić devant la caméra. Il revient également sur la corruption des médias et l’autocensure des journalistes.
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Derrière une porte sans nom ni plaque, sécurisée par des gardiens et des caméras, Drew Sullivan nous reçoit dans sa salle de réunion. La pièce est décorée des distinctions les plus prestigieuses pour des enquêtes internationales. De quoi se plonger dans l’atmosphère qui règne à l’OCCRP, un autre centre indépendant d’investigation basé à Sarajevo. « Ce dont vous devez avoir le plus peur, ce n’est pas la menace, parce que les personnes vraiment dangereuses ne vous appellent pas, ne vous menacent pas, elles vous tuent simplement », alerte Drew Sullivan, parlant de la situation des journalistes dans les Balkans et en Europe de l’est.
L’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) est une plateforme d’investigation journalistique formée par 41 centres d’enquêtes à but non lucratif, des dizaines de journalistes et plusieurs grandes organisations régionales. Elle est la branche dans les Balkans de l’ICIJ, le consortium international des journalistes, avec qui elle est co-lauréate du prix Pulitzer pour l’enquête sur les Panama Papers. Fondée en 2005 par les journalistes américains Drew Sullivan et Paul Radu, l’OCCRP mène des enquêtes transnationales autour de la corruption et de la criminalité organisée sur l’ensemble des Balkans et de l’Europe de l’est.
Parfois avec un impact considérable. En 2009, Nedžad Branković, ancien Premier ministre, a démissionné après des révélations du CIN, une agence d’investigation partenaire de l’OCCRP. L’homme politique est accusé d’abus de pouvoir pour avoir acheté un appartement à Sarajevo de 130 000 euros avec l’argent de l’Etat. Des manifestations éclatent alors en Bosnie-Herzégovine pour demander le départ de Nedžad Branković. Le Premier ministre démissionne finalement quelques semaines plus tard, après avoir perdu le soutien de son propre parti politique. « Il n’y a jamais vraiment eu de démocratie dans ce pays. On se rapproche plus d’un modèle communiste avec une bureaucratie qui persiste et refuse le changement afin de protéger ses intérêts », analyse Drew Sullivan.
« La seule raison pour laquelle on nous bassine avec des questions religieuses et ethniques, c’est pour éviter de parler de la corruption »
Mirsad Behram, 46 ans, est le correspondant à Mostar pour Radio Free Europe. La radio est financée par le Congrès des Etats-Unis et s’est implantée dans vingt-trois pays ou la liberté de la presse est bafouée. Selon Mirsad Behram, le problème ne vient pas des journalistes eux-mêmes mais de l’environnement dans lequel ils travaillent. Pour lui, « il ne peut pas y avoir de médias démocratiques dans une société non démocratique ». Le journaliste dénonce les conditions de vie de la jeune génération, qui travaille pour « 150 euros par mois ». D’après lui, un reporter payé correctement produit du bon travail. « Tu as de l’argent, tu as des bons joueurs. Tu n’as pas d’argent, tu n’as pas de bons joueurs », explique-t-il simplement.
Pour Mirsad Behram, il faudrait davantage de médias indépendants pour dénoncer les vrais problèmes du pays. « La seule raison pour laquelle on nous bassine avec des questions religieuses et ethniques, c’est pour éviter de parler du reste, de la corruption. Ça fait écran. Si le système de justice fonctionnait normalement et de façon éthique, il n’y aurait aucune différence de traitement liées à l’ethnie », affirme le correspondant à Mostar de Radio Free Europe.
En Bosnie-Herzégovine, les médias publics dépendent financièrement de L’État, et des intimidations du gouvernement et des hommes politiques locaux. « Il y a un moyen très simple de contrôler les médias ici. Au lieu d’exercer des pressions directes, on leur coupe les finances », relève Mirsad Behram.
« Abîmé à vie »
Ces trois dernières années, l’Association des journalistes de Bosnie-Herzégovine (BHJ) a recensé une cinquantaine d’attaques sur les journalistes. Menaces de morts, remarques sexistes, misogynie et harcèlement sexuel ont été dénoncés. « Les femmes journalistes subissent trois fois plus d’attaques verbales dégradantes que leurs collègues masculins » a déclaré Edin Ibrahimefendić, membre de l’Institut pour les droits de l’Homme en Bosnie-Herzégovine. Rien qu’en 2016, l’association BHJ a enregistré 13 attaques physiques et menaces sur les journalistes. Toujours selon le BHJ, un grand nombre de journalistes et blogueurs auraient quitté le pays car leur vie était en danger après la publication d’articles et de reportages.
Parmi eux, Slobodan Vasković. En novembre 2016, le journaliste s’est vu contraint à l’exil. Auteur d’un blog réputé, Sa druge strane, (« De l’autre côté ») depuis 2011, Slobodan Vasković a critiqué à plusieurs reprises Milorad Dodik, le président de la Republika Srpska. Le journaliste a affirmé avoir été menacé de mort par des membres du gouvernement, et a décidé de fuir le pays pour protéger son intégrité physique. Sur le site d’information N1, Slobodan Vasković a fini par déclarer : « J’ai été abîmé à vie. Le but du gouvernement est de te pulvériser ».
Valentine Zeler (textes et photos), Orane Benoît et Mathilde Fiet (vidéo)
Le projet « À longs thermes » est né d’une collaboration entre le Pôle universitaire de Vichy et le collectif international de journalistes indépendants We Report, autour de la liberté de la presse en France et dans les Balkans. En août 2017, huit étudiants de Vichy, issus des licences professionnelles de journalisme et TAIS (Techniques et activités de l’image et du son), sont partis en Bosnie-Herzégovine, encadrés par trois journalistes du collectif We Report, l’anthropologue Aline Cateux et l’association Sur les pas d’Albert Londres. Pendant quinze jours, ils ont réalisé des articles multimédia sur la liberté de la presse et la jeunesse dans les Balkans. Leurs reportages ont été croqués par le carnettiste Emdé, dont les dessins sont exposés au Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand à l’automne 2017. |