Le mythique Sasso Preuss n’est plus! Un crève-cœur pour les alpinistes

Longtemps, ce gros rocher tombé du Mont de La Saxe a servi de pierre d’entraînement pour les plus grands guides alpinistes, à commencer par l’autrichien Paul Preuss en 1912, qui lui donna son nom. Un projet immobilier a fait disparaître le précieux caillou, laissant des «orphelins».


Le ciel est gris, il neige, en cette blanche matinée de février. Les flocons tombent sur Courmayeur pendant que les élèves de la classe 2a du collège de Courmayeur marchent le long de la route qui, de l’école, conduit à Entrèves. Ils avancent sur le trottoir, le long des immeubles, des hôtels, des supermarchés et traversent la zone artisanale dans la banlieue de Courmayeur. Ils s’amusent avec la neige et, tout à coup, le professeur les conduit au milieu d’immeubles trop grands pour un village de montagne. Et voilà que, dans un parking, Giorgio Passino, le célèbre guide de haute montagne, les attend pour leur raconter ses souvenirs sur le mythique Sasso Preuss, dont à l’école ils ont tant parlé.
La légende de la naissance de cette énorme pierre remonte au XIXe siècle. Elle raconte qu’un vendeur de pommes voulut se rendre à Entrèves même s’il pleuvait très fort, mais sur la route il y eut un énorme éboulement, des dizaines de cailloux de toutes les dimensions étaient tombés du Mont de La Saxe, et le plus gros de tous trônait au milieu du sentier. C’était «lo Péré di Litze de la Saha». Quelqu’un l’appelait aussi «lo rozo di cordonnier», c’est-à-dire «la pierre du cordonnier», car on racontait aussi qu’un jour, un cordonnier, qui travaillait à domicile, partit pour se rendre toujours à Entrèves, mais il n’y arriva jamais car il disparut mystérieusement à la hauteur du gros caillou.

En 1912, le grand alpiniste autrichien Paul Preuss commença à fréquenter Courmayeur pour préparer des escalades qu’il accomplira l’année suivante. Les jours de temps incertain, il s’entraînait sur «lo Péré di Litze de la Saha», tout comme le firent après lui les guides locaux et les grands alpinistes de passage, de Boccalatte à Gervasutti et Bonatti.
Ce n’est qu’à partir des années 1950 qu’on commença à l’appeler «Sasso Preuss» (Caillou de Preuss), surtout parmi les alpinistes. à cette époque, l’établissement des Bains de la Saxe était le dernier bâtiment qu’on rencontrait en parcourant la route qui menait à Entrèves. Le gros caillou erratique, isolé dans les prés recouverts de boutons d’or, ne passait pas inobservé. Les habitants des lieux préparent leur petit-déjeuner et, surpris par toutes ces personnes qui se promènent dans leurs parkings, regardent par la fenêtre. Ils se demandent ce que ces élèves sont venus faire là, avec leurs caméras et appareils photos.

Derrière le célèbre guide de montagne Giorgio Passino, dont les premiers pas dans l’alpinisme ont eu lieu sur ce rocher, on aperçoit ce qui reste aujourd’hui du Sasso Preuss. © Adam 2A / 20 février 2020


Giorgio Passino montre derrière lui ce qui reste du caillou historique. Tout le monde reste bouche-bée, car ce n’est plus qu’un rocher, comme il y en a plein dans les alentours: il est d’un côté écrasé par un balcon d’un immeuble qui aurait dû être destiné aux résidents, mais on murmure que plusieurs appartements ont été vendus à des touristes. Les autres côtés du caillou ont été en partie enfouis sous la terre. Pas un panneau, rien n’indique son illustre passé, sinon le nom de l’immeuble qui l’écrase. Le but était de le «mettre en valeur», selon les promoteurs, qui ont appelé le projet immobilier, réalisé il y a environ deux ans, «Condominio PROISS», avec une faute d’orthographe, qui semble la cerise sur le gâteau de la destruction de ce lieu.

Il y a environ deux ans, le Sasso Preuss a été littéralement enterré par un projet immobilier.
Photo © Adam 2A / 20 février 2020


Giorgio Passino se souvient: «Ici il n’y avait rien, il y avait seulement le caillou qui était très haut, l’unique maison était celle de Daniel Rey, là-bas au fond. Il n’y avait que le sentier qui contournait le caillou, le ruisseau et les prés recouvert de fleurs.» Il s’approche du caillou et pose ses mains, rendues dures et rêches par une vie passée en haute montagne, sur le sommet: «Regardez, ici c’était la sortie de la voie la plus difficile, je me souviens encore des prises, comme si c’était aujourd’hui, tellement je ai grimpé sur ce caillou!»
Les yeux du guide se remplissent de larmes, il est ému et il raconte que ses premiers pas dans le monde de l’alpinisme ont été exactement sur ce rocher: «Un après-midi, j’avais seize ans, je passais par ici et je me suis arrêté à regarder des jeunes anglais qui grimpaient. Ils m’ont invités à grimper avec eux, et ça m’a tellement plu que j’ai abandonné le ski, que je pratiquait. à dix-huit ans, je suis devenu aspirant guide et, à vingt ans, j’étais guide de haute montagne

Le Sasso Preuss faisait le bonheur des guides locaux et des grands alpinistes de passage, de Boccalatte à Gervasutti et Bonatti. © DR


Giorgio Passino accompagne les élèves jusqu’à la route régionale, il doit partir pour tenir une conférence à Cortina. Il a l’air triste après ce voyage à rebours dans sa jeunesse et dans un lieu qui fut incontournable pour lui et qui n’existe plus.
Sur la route du retour, le désarroi laisse la place aux bavardages. Les élèves ne comprennent pas comment un lieux chargé de tant de fréquentations illustres pour leur village, célèbre pour l’alpinisme international, ait pu être enseveli sous le ciment et la terre. Les noms de Boccalatte, Gervasutti ou Bonatti, ils les avaient entendus seulement pour d’importants refuges et ne savaient pas qu’ils appartenaient à des personnes aussi, à de grands alpinistes!
Quelqu’un propose de sortir à pelle et pioche le Sasso Preuss de son «cercueil», et cela naît vraiment de la proverbiale force qui permet aux jeunes de déplacer les montagnes! Quelqu’un demande au professeur si, dans la fiche scolaire sur le Sasso Preuss qu’ils ont eu à étudier, la citation  était de Giorgio Passino: «C’était de Enrico Camanni, un journaliste, écrivain et alpiniste, mais elle aurait pu être aussi de Giorgio Passino», répond-elle. La voici: «Il aurait été mieux qu’on en fasse du gravier. Beaucoup mieux. Si on s’en fiche complètement de l’alpinisme, si sa mémoire doit être coulée dans le ciment, comme s’il s’agissait d’un témoin gênant, alors, je vous en prie, épargnez-nous le vernis posé sur la spéculation par un coup de pinceau de l’histoire 1.»

NICOLE Classe 2A
Institution scolaire Valdigne Mont-Blanc Courmayeur


  1. En italien: «Era meglio se ne facevano ghiaia. Molto meglio. Se non frega niente dell’alpinismo, se la memoria va colata nel cemento come un testimone scomodo, allora, vi prego, risparmiateci la speculazione verniciata con la pennellata di storia.»
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